Partie 3 - L'Homme, l'ivoire et l'appât du gain
- La rédaction
- 18 août 2021
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 mars 2023
Le continent africain, c’est 54 pays, plus d’un milliard d’habitants et des décors de carte postale avec ses réserves et paysages naturels. Pourtant, ici les populations locales les plus précaires tentent par tous les moyens de gagner leur vie en participant parfois à des activités illégales comme le trafic d’ivoire devant l'appât du gain de trafiquants peu scrupuleux. Aujourd’hui face au déclin des pachydermes, les gouvernements doivent agir, pour l’espèce mais aussi leurs populations.

Une défense pèse entre 25 et 90 kilos et vaut entre 177 et 1 186 $ par kilo ©DR
En plein cœur du tumulte des rues commerçantes de Pékin, rares ne sont pas les boutiques dans lesquelles il est possible de s’aventurer pour se procurer de l’ivoire. Mais alors que le gouvernement chinois a pris la décision en 2017 d’interdire totalement sa vente sur son territoire sous sa forme brute ou travaillée, comment expliquer encore ce marché qui sort de la légalité ? « Tant qu’il y aura de la demande, il y a aura toujours de l’offre » explique Lionel Hachemin, chargé de campagne à l’IFAW. Il faut dire qu’aujourd’hui encore la demande de cette matière pour la confection notamment de statuettes ou de bijoux, est toujours plébiscitée sur le marché asiatique et fait par conséquent l’objet d’un trafic très lucratif. Composé de nombreux intermédiaires, il rapporte gros à celui qui en est à sa tête, mais profite dans le même temps d’une misère humaine dans les villages africains.
Organisés de façon minutieuse au sein de leurs réseaux, les trafiquants d’ivoire ont su se réinventer au fil du temps pour parvenir à passer entre les mailles du filet. Afin d’écouler leur marchandise, et pour éviter au mieux les contrôles des forces douanières, les trafiquants opèrent aujourd’hui majoritairement par la voie aérienne. Et c’est en cassant leurs trajets que ces derniers arrivent à leur destination finale sans trop d’encombres.
Aujourd’hui, lorsque l’on s’intéresse de plus près à cette activité criminelle, on peut d'ailleurs remarquer que les exportations d’ivoire proviennent en quasi-totalité des pays d’Afrique australe et du Sud avec pour destination finale des pays d’Asie (Taïwan, Chine, Thaïlande, etc.), du Moyen-Orient (Émirats Arabes Unis, Turquie), et d’Europe (France, Royaume-Uni, etc.). Une offre et une demande inchangées au cours des dernières années.

Carte réalisée à partir du logiciel InDesign à partir de diverses sources d'informations ©Eva Françoise
La culture de l’or brun à l’origine du trafic de l’or blanc
« On est passé de 1 100 individus en 1990 à moins de 500 aujourd'hui ».
Colonel major Ivoirien Martial Kouamé Mé.
Véritable fléau, notamment en Côte d’Ivoire, dans ce pays de l’Ouest africain, l’animal pourtant emblème national, a disparu de façon fulgurante en l’espace d’un siècle comme l’affirme le colonel major Ivoirien Martial Kouamé Mé auprès de l’AFP en avril dernier « on est passé de
1 100 individus en 1990 à moins de 500 aujourd’hui ». Un déclin qui trouve son origine à la fois dans le braconnage de l’espèce, mais aussi dans la déforestation de son habitat naturel. En effet, alors que le pays est aujourd’hui le premier producteur mondial de cacao - avec 40 % du marché mondial -, « l’or brun », comme est surnommée la précieuse fève, fait vivre près d’un habitant sur quatre. Une économie tournée vers l’industrie cacaoyère pour laquelle les producteurs ne sont que faiblement payés « il y a beaucoup d’intermédiaires dans cette industrie ce qui laisse peu de marge aux producteurs. Au lieu de fixer la rémunération d’abord de l’agriculteur puis de chaque intermédiaire, ils font ça dans l'autre sens. Le prix est fixé sur le marché international selon l’offre et la demande, tout le monde se serre et ce qu’il reste revient au producteur » confie Christelle Pire, journaliste TV5 Monde basée à Abidjan. Une situation précaire qui pousse ces artisans de la terre à empiéter sur le terrain des pachydermes. Les forêts, habitats de ce géant d’Afrique dans le pays, sont ainsi transformées en parcelles de culture laissant place à une coexistence complexe entre l’Homme et l’animal. Dans un pays où le revenu moyen mensuel s’élève à moins de 200 $ par mois et par habitant dont ne bénéficient pas ces producteurs qui dépendent exclusivement de leur production, les populations locales se retrouvent bien souvent dans des situations de grande précarité.
Cette instabilité financière est d'ailleurs visible dans d’autres pays d’Afrique, mais toujours de façon variable selon que l’on se trouve dans un pays plutôt riche du Sud par rapport à des pays plus pauvres au centre et au nord du continent. Ainsi, à titre de comparaison, alors qu’un Ivoirien gagne en moyenne chaque mois 191 $ et un Congolais 43 $, à l’inverse, un Sud Africain touche en moyenne 553 $ mensuel quand un habitant du Botswana en gagne 638.
Le secteur du cacao face à l'appât du gain d’ivoire
Les trafiquants profitent de la dépendance économique des villageois.
Afin de garantir un salaire minimum pour les producteurs, notamment de cacao, le gouvernement ivoirien tente ces dernières années de mettre en place un prix plancher pour le rachat de leurs productions. La place de leader du pays dans le domaine lui permet en effet d’installer un bras de fer avec les multinationales qui tentent toujours d’acheter leur matière première à moindre coût. Trop insuffisant pour ces travailleurs, dépendants de leur récolte en tant que denrée périssable, ces derniers sont bien souvent obligés d’accepter de vendre leur production au rabais. Bien en dessous des 1 000 francs CFA le kilo - soit 1,50 euros - du prix plancher établi par le gouvernement pour l’année 2020-2021 « certains planteurs avec qui j’ai pu échanger m’ont indiqué avoir vendu à 800 francs le kilo » rapporte la journaliste.
Au-delà du faible revenu versé par les entreprises pour leur récolte de cacao, les agriculteurs doivent aussi composer avec la présence des éléphants sur leurs terres, ce qui renforce un peu plus le problème de coexistence entre ces géants et les populations locales. C’est pourquoi, face à la destruction des cultures, des villageois peuvent être amenés à participer aux activités criminelles liées au trafic d’ivoire. Les trafiquants profitent ainsi de la dépendance économique de ces derniers en lien avec leur activité pour leur proposer d’être la main armée de leur réseau. Il faut dire que la proposition peut sembler attractive devant la manne financière que représente le trafic d’ivoire. Chaque défense pesant en moyenne entre 25 et 90 kg, il est ainsi possible d’en tirer entre 177 et 1 186 $ par kilo. Une somme colossale pour eux.
Conscients de la place centrale de la Côte d’Ivoire en Afrique de l’Ouest, les réseaux de trafiquants sont parvenus aujourd’hui à faire du pays une plaque tournante du trafic d’ivoire. Avec une augmentation de 7 % en 2020 par rapport à 2019 en terme de trafic maritime, les contrebandiers utilisent le port d’Abidjan comme zone d’envoi de l’ivoire à destination de l’Asie ou de l’Europe, à l’instar du port de Dar Es Salaam en Afrique de l’Est.
Une législation à deux vitesses
Alors que généralement les trafics sont sévèrement punis - encore plus pour ceux organisés -, lorsque l’on s’intéresse à celui touchant les espèces sauvages et plus précisément les éléphants, on s’aperçoit qu'il n'en est pas de même. Les poursuites infligées aux braconniers ou à tout membre du réseau sont en effet trop souvent appliquées de façon très faible, voire pas du tout. Une aubaine pour les trafiquants, qui, conscients de ce manque d’intérêt à propos de leurs actions en profitent pour continuer presque librement leurs activités criminelles.
Malgré tout, certains gouvernements commencent timidement à durcir leur législation pour tenter d’endiguer ce fléau et montrer l’importance qu’ils confèrent à celui-ci. C’est le cas notamment du Kenya ou de la République démocratique du Congo qui a condamné en mars dernier un braconnier à 20 ans de prison et 25 000 dollars d’amende. Un jugement historique. Pourtant, dans le même temps, un autre malfaiteur a lui été condamné à seulement 2 ans de prison et 2 000 dollars d’amende après avoir été intercepté en possession de 35 kg de la précieuse matière alors qu’il s’apprêtait à la vendre à un agent infiltré. Une peine dérisoire cette fois-ci qui démontre que tout un travail législatif pour une application stricte des textes de loi est encore à faire.
L’aide internationale pour contrer le fléau
Devant la faible application des peines, des ONG tout comme des gouvernements étrangers au sein de la CITES s’activent pour inciter ceux des pays africains à durcir leur législation nationale. L’objectif à court terme étant que des sanctions pénales strictes soient prononcées de manière systématique pour dissuader toute personne de prendre part à ces trafics. « Si on risque une amende et une peine de prison très sévères, alors on y réfléchit à deux fois. On aide par exemple le Congo à écrire des codes ou des procédures pénales pour renforcer ses lois à l’encontre des braconniers. Aujourd’hui, le pays se dote d’un arsenal juridique afin d’adopter une condamnation à juste niveau », témoigne Yann Wehrling, ancien ambassadeur de l’environnement au ministère de la Transition écologique.
« Il y a un tourisme du délinquant ».
Yann Wehrling - ancien ambassadeur de France délégué à l'environnement auprès du ministère de la Transition écologique.
Il faut dire qu’à partir du moment où pour une même infraction la peine encourue peut être la prison à vie au Kenya contre 3 ans de prison au Cameroun, un « tourisme du délinquant » peut voir le jour. Un braconnier préférera en effet passer la frontière d’un pays où la peine encourue est plus faible plutôt que de se faire arrêter dans un autre où cette dernière est plus importante. D’où l’intérêt d’avoir « une uniformité au niveau du continent africain » selon Yann Wehrling qui a œuvré dans ce sens lors de sa mission d’ambassadeur.
Aujourd’hui, une prise de conscience au sein des États africains semble se profiler. Devant la rapidité de la disparition des pachydermes à l’état naturel, certains spécialistes prévoient même l'extinction de l’espèce dans un avenir proche. C’est le cas d’Arnaud Gauffier, directeur des programmes au WWF France qui s’est exprimé le 29 mars dernier au micro de France Culture
« les populations d’éléphants de savane ont vu leur population baisser de 60 % au cours des cinquante dernières années et près de 90 % pour les éléphants de forêt. Dans quinze ans, il n’y aura plus d’éléphants en Afrique ». Une situation plus qu’alarmante.
Un réveil des consciences locales nécessaire
Malgré tout, les dirigeants se heurtent au problème du manque de prise de conscience de la part des populations locales. Alors qu’une sensibilisation accrue se tient dans les pays pour leur expliquer l’intérêt de la présence des éléphants sur leur territoire - notamment touristique -, ces dernières ne parviennent pas toujours à voir le bénéfice direct qui en découle pour elles « c’est une question de temps pour que la population se rende compte que les éléphants ont un avantage financier. S’ils arrivent à l’exploiter de manière correcte à travers l’écotourisme, alors on peut espérer avoir une inversion des courbes au niveau du nombre de pachydermes », explique Manuel Weber, étudiant en conservation et management de réserve naturelle dans le parc Kruger (Afrique du Sud).
En plus de l’arsenal juridique et du gain que peut rapporter l’écotourisme par la présence de ces géants d’Afrique, d’autres solutions naturelles sont adoptées par les associations, rangers et autres spécialistes pour pallier leur braconnage. Un seul objectif guide leur mission : endiguer au mieux le déclin de l’espèce.
Eva Françoise et Kévin Comby
[couverture : ©DR]
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