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Partie 1 - La France, terre de transit du trafic d'ivoire

Dernière mise à jour : 15 mars 2023

Ils sont grands, majestueux et considérés comme les rois de la savane par leur taille : les éléphants. Pourtant, aujourd’hui, les apercevoir à l’état sauvage s’avère de plus en plus compliqué en raison du braconnage pour leur ivoire qui décime des milliers d'individus chaque année. En dépit d’un durcissement de sa législation, la France, dotée de l’un des aéroports les plus empruntés dans le monde se révèle être une plaque tournante du trafic malgré elle.


Un douanier de l'aéroport de Roissy tenant une défense lors d'une point presse relatif à la saisie record de 350 kg de défenses d'éléphants ©afp.com/BERTRAND GUAY


Le 25 mars 2021, le couperet tombe. L’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la nature) décide de placer sur sa liste rouge l'éléphant de forêt d’Afrique (Loxodonta cyclotis) et l’éléphant de savane d’Afrique (Loxodonta africana) respectivement « En danger critique d’extinction » et « En danger ». Une décision nécessaire au vu de la situation sur les populations de ces pachydermes, traqués et tués pour leurs défenses, une activité à laquelle « il faut mettre un terme de toute urgence » comme l’explique Bruno Oberle, le directeur de l’UICN dans son communiqué.


De l’ivoire contre des millions de dollars


Il faut dire que depuis un siècle, le nombre d'individus de ces géants d’Afrique fond comme neige au soleil, passant de près de 5 millions au début du XXe siècle à 415 000 aujourd’hui. La population d'éléphants de forêt d’Afrique a ainsi chuté en l’espace de 31 ans de 86 %, quand 60 % des éléphants de savane d’Afrique étaient décimés en 50 ans.

Un trafic de 400 millions de dollars chaque année.

En cause : le braconnage qui sévit depuis des décennies sur les terres arides du continent africain. L’« or blanc », comme est souvent qualifié l’ivoire, fait en effet l’objet d’un juteux commerce aux mains de réseaux criminels ultras organisés. Considéré comme l’un des trafics les plus lucratifs au monde - près de 300 milliards de dollars en 2017 selon la cheffe d’escadron de l’OCLAESP (Office Centrale de Lutte contre les Atteintes à l’Environnement et à la Santé Publique) Manon Vuillermet - derrière celui des armes, de la drogue, et des êtres humains, le trafic d’espèces sauvages dont l’ivoire représente à lui seul près de 400 millions de dollars chaque année appelle nécessairement l'appât du gain.



Il faut dire que ce dernier répond avant tout à une demande, qui malgré une légère diminution ces dernières années (- 40 % entre 2013 et 2014 selon la CITES), reste toutefois toujours importante, notamment sur le marché asiatique dont la Chine est la première consommatrice. Dans l’Empire du Milieu, détenir des objets en ivoire, qu'ils soient sous forme de bijoux, d’ornements ou à l’état brut est en effet synonyme d’une certaine ascension sociale et de richesse.

Pourtant, avant même ce nouveau classement par l’UICN, les éléphants bénéficiaient déjà d’une protection maximale dans le cadre de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flores sauvages menacées d’extinction (CITES), dites Convention de Washington, puisque ces derniers étaient inscrits à l’Annexe I interdisant de ce fait toute commercialisation de ces spécimens. Malgré tout, les éléphants restent les victimes du trafic de leur ivoire avec chaque jour un individu abattu toutes les 25 minutes en moyenne par des braconniers.

En France, les gouvernements successifs tentent au mieux de lutter contre la décimation de cette espèce importante à l’écosystème par un arsenal de mesures, notamment juridiques.


L’évolution des législations comme rempart au trafic


Il faut dire que le levier législatif reste encore aujourd’hui l’un des meilleurs moyens pour lutter et mettre à mal les activités criminelles de certains qui sévissent sur le continent africain. Pour autant, sur ce point, la marge de manœuvre de la France au niveau européen reste limitée. Alors que notre pays a pris un arrêté ministériel en date du 16 août 2016 visant à interdire sur le territoire national tout commerce d’ivoire d’éléphant et de la corne de rhinocéros, seuls trois autres pays européens ont fait de même en faveur de cette interdiction en intégrant des mesures similaires dans leur législation nationale (la Belgique en 2017, le Luxembourg en 2018 et les Pays-Bas en 2019). Trop peu face au flux constant et toujours important d’ivoire qui transite tous les ans par le Vieux Continent avant de rejoindre l’Asie, lieu de destination finale.


Et alors même qu’un nouvel arrêté a été pris sur le sol français le 4 mai 2017 par le biais de Ségolène Royal et Stéphane Le Foll (respectivement ministre de l’Environnement et ministre de l'Agriculture) pour durcir une fois de plus l’achat et/ou la vente d’ivoire brut ou travaillé avec une interdiction stricte et totale, sauf rares exceptions très encadrées, le constat du nombre de saisis d’ivoire reste considérable. Selon l’organisation non-gouvernementale (ONG) WWF, 3 847 kg d’ivoire brut et 6 376 produits composés de cette matière issue des défenses d'éléphants ont ainsi été appréhendés par les autorités françaises entre 2009 et 2017.


Fermer l’ensemble des marchés en Europe et dans le monde est ainsi devenu l’une des priorités pour les gouvernements et les ONG qui œuvrent pour la protection des espèces sauvages. Après les États-Unis en 2016, la Chine s’est elle aussi engagée à en faire de même en 2017. Quant à l'Union européenne, des discussions avancées sont en cours pour suivre la même voie, avant de ne pourquoi pas acter cette démarche lors de la 19e session de la Conférence des Parties à la CITES qui se tiendra en novembre 2022 à Panama (Panama).



Le nécessaire retour à l’Annexe I de la CITES


Pour espérer inverser la tendance, une solution existe. Celle du retour au classement à l’Annexe I de la CITES de l’espèce dans l’ensemble des pays de la planète. Alors que les pachydermes ont été classés à l’Annexe I de la CITES - la plus élevée interdisant tout commerce de l’espèce - dès 1989, ces derniers se sont vu être en partie placés en Annexe II dans certains pays d’Afrique australe (Botswana, Afrique du Sud, Namibie et Zimbabwé) autorisant par conséquent un commerce encadré, notamment de leur ivoire. Pour Yann Wehrling, ancien ambassadeur de France délégué à l’environnement auprès du ministère de la Transition écologique, « ce placement en Annexe II des éléphants en Afrique a été décidé pour les pays situés en Afrique australe qui ont jugé que leur population était devenue suffisamment importante et pour laquelle la commercialisation de tout ou partie de ces animaux ne nuirait pas à l'espèce » et ce « de façon totalement dérogatoire ».


« La position commune est celle de ne pas être favorable au classement en Annexe I des éléphants et ça engage la France »

Yann Wehrling - ancien ambassadeur de France délégué à l’environnement auprès du ministère de la Transition écologique.


La France, qui a pris part à l’accord intergouvernemental de la Convention de Washington dès 1978 se bat aujourd’hui au sein de l'Union européenne afin de faire voter le retour total de l’espèce en Annexe I. Reste que la patrie des droits de l’Homme ne peut voter pour un tel classement, l'Union européenne votant par une voie unique la position commune pour les 27 États membres. Un système de vote qui laisse amère Yann Wehrling « la position commune est celle de ne pas être favorable au classement en Annexe I des éléphants et ça engage la France. C’est donc en réalité un travail de lobbying interne à l’UE qu’on doit donner », même si dans le même temps l’homme politique se réjouit que la bataille pour l’interdiction du commerce de l’ivoire sur le territoire de l’UE est en passe d’être gagnée. « Il sera d’ici peu de temps possible ni d’acheter ni de vendre de l’ivoire au sein de l’espace communautaire européen » ajoute-t-il.




Un marché au-delà de l’interdiction


Malgré ces prises de décisions et de conscience parfois tardive, l'ivoire illicite et les objets travaillés qui en sont issus continuent d’affluer vers le continent européen. En effet, selon WWF, 60 % des décès d’éléphants qui ont lieu sur le continent africain sont dus au braconnage qui a lieu à leur encontre. Un chiffre qui fait froid dans le dos. Cela signifie donc que malgré une prohibition totale de la vente et de l’achat d’ivoire depuis la protection de l’espèce par la CITES, cet or blanc venu d’Afrique circule toujours sur les marchés. La demande, toujours présente en ce qui concerne l’ivoire d’Antiquité en Europe a donc pour conséquence le maintien d’un marché illicite dissimulé derrière une offre présentée comme licite.


Seulement 15 % d'ivoire légal en France.

Afin de se faire une idée réelle de la part d’ivoire illégale circulant sur le territoire communautaire, l’ONG Avaaz a décidé de mener l’enquête. Pour ce faire, le mouvement de cybermilitantisme a acheté dans dix pays européens pas moins de 109 objets en ivoire entre septembre et octobre 2017 avant de les faire examiner par le biais du processus de datation au carbone 14. Et son constat est édifiant.



74,3 % des objets examinés ont été vendus en dehors de toute légalité puisque ces derniers le sont comme étant de l’ivoire antique alors que les statuettes et autres bijoux ont été travaillés après 1947, année après laquelle il est interdit d’acheter ou vendre des objets façonnés issus de ce matériau, le tout sans aucun certificat. Plus grave encore, 19,3 % des objets achetés par l’ONG sont tirés de défenses façonnées après 1990, et par conséquent après la mise en place d’une prohibition totale de l’ivoire par la CITES.

Parmi les pays européens faisant l’objet de cette enquête, de nettes disparités apparaissent à la lecture du rapport final. Ainsi en Bulgarie, Italie et Espagne, 100 % des objets achetés proviennent d’ivoire illégal, quant à l’inverse le Royaume-Uni fait figure de bon élève avec 80 % d’ivoire légal. La France, elle fait partie des mauvais élèves avec seulement 15 % d’ivoire légal.


Face à ce phénomène et afin d’y mettre un terme, ou du moins le limiter au maximum, des unités de contrôle agissent au quotidien pour dissuader toute tentative de trafic ou le passage de marchandises interdites. Sur les routes, dans les ports ou les aéroports, leurs contrôles sont omniprésents, parfois ciblés selon le type de marchandise qu’ils recherchent et leur provenance.


Gouvernements et douaniers unis dans un même but


Passage obligé lorsque l’on entre sur un nouveau territoire : les douanes. Acteur de première ligne dans la lutte face aux trafics, notamment environnementaux et d’espèces sauvages, en France l’organe administratif de contrôle est placé sous la responsabilité du ministère de l’Économie. Composé d’agents assermentés, il a pour objectif de vérifier et contrôler le flux de marchandises et de passagers passant la frontière.



Pourtant, dans la réalisation de leurs contrôles, les agents doivent faire face à plusieurs difficultés dont la plus grande est celle de ne jamais arrêter le flux de marchandises. Avec près de 76,2 millions de voyageurs en 2019 (+ 5,4 % par rapport à 2018) à l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle, difficile pour les unités de contrôler l’ensemble des passagers et leurs bagages à l’arrivée. Même son de cloche du côté de l’aéroport Lyon-Saint-Exupéry qui enregistre le plus grand nombre de voyageurs sur la région lyonnaise avec 11,74 millions d’individus en 2019 (+ 6,4 % par rapport à 2018).



Face à l’augmentation constante du flux de passagers et compte tenu du nombre de douaniers (53 à l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry), le « flair du douanier » relève de son importance, comme l’explique Céline Bourgon, responsable de la brigade des douanes de surveillance de l’aéroport lyonnais. D’où l’utilité de procéder à des ciblages, que ce soit en fonction de la provenance d’un vol ou de l’attitude d’un passager « il faut qu’on soit assez efficace. On peut retenir la personne le temps nécessaire au contrôle puis à la rédaction de la procédure » confie l’officier, même si ces opérations doivent être faites dans un laps de temps assez court « tant qu’il n’y a pas de mesures coercitives exercées à son encontre et qu’elle n’est pas placée en retenue douanière, on n’a pas le droit de retenir les gens. Ils sont libres et sans contraintes », explique-t-elle.


Le carbone 14 comme repère face à l’ivoire illégal


Malgré les efforts déployés pour contrer le trafic d’espèces sauvages dont l’ivoire peut rapporter gros à ceux qui y prennent part, les organes de contrôle et notamment les douaniers ne sont pas toujours armés comme il se doit. Il faut dire que face au nombre important d’espèces inscrites aux annexes de la CITES - près de 35 000 -, difficile de vérifier d’un seul coup d'œil la légalité ou non de la détention d’un spécimen. Les ONG actives dans la défense des espèces sauvages sont d’ailleurs largement pour une amélioration dans l’établissement de ces listes afin de déterminer ce qui est légal de ce qui ne l’est pas. « On demande le retour de listes positives qui permettent de vérifier plus facilement quelles espèces sont autorisées. Ainsi, ça aiderait bien mieux les autorités de savoir par exemple que ces cent spécimens sont autorisés plutôt que d’avoir une liste avec 35 000 noms » confie Lionel Hachemin, chargé de campagne dans le domaine du trafic d’espèces sauvages au sein de l’ONG IFAW (Fonds International pour la protection des animaux sauvages).


« La législation sur l'ivoire, c'est assez compliquée »

Céline Bourgon - responsable de la brigade des douanes de surveillance de l’aéroport Lyon-Saint-Exupéry.


Ce constat est d’autant plus vrai concernant l’ivoire. Alors qu’il n’y a pas d’uniformisation claire, que ce soit au niveau européen ou international, parvenir à savoir si une défense ou un objet sculpté en ivoire est légal s’avère compliqué « il faut faire la différence entre l’ivoire sculpté et le non-sculpté, celui importé avant 1947 et tout ce qui est importé avant la mise en place de la Convention de Washington en 1973. C’est assez compliqué » rapporte Céline Bourgon.

Afin de laisser aucune place au doute, la science permet de dater avec le plus d'exactitude possible certains objets. Pour ce faire, la technique de la datation au carbone 14 est utilisée, comme c’est le cas au CIRAM, à Bordeaux, pionnier en France en la matière.



Reste qu’aujourd’hui, la datation au carbone 14 n’est réalisée que pour un nombre infime d'affaires. En effet, procéder à un tel test a un coût qui avoisine bien souvent les 600 euros, or il n’est pas raisonnable de procéder de cette manière dans chaque affaire. Force est de constater qu’afin de limiter au maximum l’importation d’objets en ivoire, brut ou travaillé, un vrai travail de sensibilisation est nécessaire dans les pays d’origine de cette substance osseuse « il faut montrer aux populations locales de l’intérêt pour elles de voir les éléphants vivants plutôt que morts » juge Lionel Hachemin.


Kévin Comby


[couverture : ©afp.com/BERTRAND GUAY]

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