Partie 2 - Quand Internet devient la nouvelle source du trafic d'ivoire
- La rédaction
- 19 août 2021
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 mars 2023
En France, chaque année, des centaines de kilos d’ivoire sont saisis par les douanes et autres autorités de contrôles sur le terrain. Avec l’évolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication, le trafic frontalier, aérien ou encore maritime de l’ivoire s’est peu à peu déplacé sur Internet.

Selon l'IFAW, 3 047 annonces proposaient de l’ivoire authentique sur Internet en 2014 ©emlv.fr
De la défense brute d’éléphant, des statuettes à base d’ivoire, des bijoux, des ornements. Ces marchandises belles et nobles synonymes de richesse se transmettent de génération en génération, se vendent sur certains marchés… mais également sur Internet. Une tendance qui a de quoi révolutionner le marché de l’ivoire ou plutôt la continuité souterraine du trafic.
Cela se fait aussi bien sur la partie visible du web - le clear web - via des sites d’annonces légales ou des plateformes de ventes en ligne, que sur des sites ou des forums hébergés sur la partie sombre d’Internet, à savoir le dark web. Accessible 24 h / 24 h chaque jour, le dark web offre l’anonymat à ses utilisateurs. Sur cet Internet alternatif, il est possible à la fois de consulter des sites d’informations comme des sites marchands proposant à la vente des produits interdits sur le clear web (armes, drogues, êtres humains, animaux sauvages et leurs dérivés, dont les défenses d’éléphants), d'autant qu'en passant par le dark web pour se procurer l'un de ces produits, les acheteurs n’ont pas la garantie de recevoir ladite marchandise commandée. À la différence, sur le clear web, impossible de trouver des produits dits illégaux comme sur le dark web. Il est toutefois possible de s'y procurer de l’ivoire, mais en moins grande quantité et les sites marchands, forums font en sorte de supprimer au plus vite l’annonce afin d'éviter tout trafics.
Le clear web, héberge une innombrable quantité de sites, forums, marketplaces - plateforme mettant en relation acheteur et vendeur - en ligne. Accessibles et faciles d’utilisation, les recherches et les demandes sont toutes aussi nombreuses. Sur des sites de ventes en ligne, de l’ivoire brut et de l’ivoire travaillé sont disponibles à l’achat. eBay, Le Bon Coin ou encore ParuVendu sont ainsi sollicités par les vendeurs et leurs acheteurs.
D’après le rapport Recherché - mort ou vif publié par l’IFAW (Fonds international pour la protection des animaux), en 2014, on comptait 3 047 annonces proposant de l’ivoire authentique ou présumé sur près de 9 482 annonces dans le monde concernant des espèces sauvages, parties du corps ou de leurs dérivés.
Dans ce ratio, en France, la même année, 446 pièces d’ivoire brut ou présumé ont été recensées sur les sites français pour 1 192 annonces, contre 738 en 2018 pour 1 915 annonces de spécimens selon le rapport Faune Sauvage et cybercriminalité – briser la chaîne de 2018 de l’IFAW.
Quand assécher le trafic en ligne devient une cause collective
Derrière le trafic de cette matière blanche contenue dans les défenses de l’éléphant se cache un désastre écologique entraînant la décimation de la population d’éléphants pour leur ivoire, or blanc précieux et convoité. Tous les acteurs à tous les niveaux sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans la lutte contre ce fléau. C’est pourquoi plusieurs programmes sont mis en place dont la Coalition to end wildlife trafficking online (ndlr Coalition mondiale contre le trafic d’espèces sauvages en ligne). Ce programme permet de rassembler près de 34 entreprises, ONG (WWF, IFAW, TRAFFIC) et des réseaux de surveillance du commerce des espèces sauvages afin de réduire le trafic d’espèces sauvages en ligne dont fait partie le trafic d’ivoire. Efficaces, des plateformes de vente en ligne travaillent de concert avec les organisations non-gouvernementales (ONG) mobilisées. Selon le rapport Recherché mort ou vif, eBay, plateforme de vente en ligne aux 10,4 millions de visiteurs par mois, travaille étroitement avec l’IFAW afin d’identifier comment les vendeurs dissimulent de l’ivoire brut ou travaillé à travers les enchères pour ainsi connaître leurs méthodes pour échapper à toute détection. Ce travail de concert (de connivence) entraîne la diminution croissante du trafic présent en ligne. Ainsi, l’IFAW a relevé sur ce site d’annonces légales 7 annonces proposant des bijoux et des statues en ivoire présumés en 2014 contre 192 en 2008.
Précurseur dans la recherche et la surveillance du trafic d’espèces sauvages en ligne et de leurs dérivés, l’IFAW s’investit au quotidien en compagnie des autres associations, experts, gouvernements et forces de l’ordre pour assécher le marché de l’ivoire à travers le monde. « On implique des citoyens scientifiques et on effectue une veille sur Internet avec 4 heures de surveillance par semaine sur les plateformes de vente en ligne », explique Lionel Hachemin, chargé de campagne dans le domaine du trafic d’espèce sauvage à l’IFAW.
En se rendant sur la plateforme de vente en ligne le 26 juillet 2021, lorsque nous tapons dans la barre de recherche d’eBay « ivoire », nous ne trouvons qu’une seule offre avec des objets à base d’ivoire, à savoir des bijoux. Et ce, sur les 228 569 résultats contenant la mention « ivoire ». Le reste des produits proposés sont des nappes de table, des timbres postaux ou encore des objets en lien avec la Côte d’Ivoire.

Capture d’écran effectuée sur ebay.fr. Des objets à base d’ivoire, des bijoux y sont proposés à la vente le 26 juillet 2021 ©Eva Françoise
Même constat sur leboncoin.fr le même jour. Il est indiqué 35 256 résultats mais aucune ne redirige vers une annonce proposant de l’ivoire brut ou travaillé. Ainsi, on ne trouve que des voitures ou autre objet couleur « ivoire » lorsque nous lançons la requête.

Capture d’écran d'une recherche effectuée sur leboncoin.fr afin de voir si de l’ivoire y est proposé à la vente le 26 juillet 2021 ©Eva Françoise
Pour savoir comment ces deux plateformes font en sorte de limiter au mieux la vente d’ivoire sur leur site, nous les avons sollicitées par mail et par téléphone auprès des responsables de communication. Sans succès. Afin de vérifier quelles politiques sont appliquées envers les utilisateurs, nous nous sommes intéressés à leur onglet « Conditions générales d’utilisation ». À aucun moment les deux sociétés ne précisent que la vente d’ivoire authentique ou présumé est prohibée.
Capture d’écran de l’extrait des conditions générales d’utilisation sur le site de ebay.fr (à gauche) et de l'extrait des conditions générales d'utilisations (à droite) ©Eva Françoise
En plus de ces sites de vente en ligne, la plateforme naturabuy.fr héberge en 2014 près de 296 annonces proposant des pièces en ivoire présumés contre 12 offres quatre années auparavant le rapport Recherche Mort ou vif de l’IFAW. En tant que site spécialisé dans les accessoires de chasse et de pêche, naturabuy.fr devient malgré lui le premier site de vente d’ivoire authentique en 2014.
En 2018, après une enquête toujours menée par l’IFAW, sort un nouveau constat : naturabuy.fr a vu une chute de 40 % des offres de vente d’ivoire authentique ou présumé ; 170 annonces ont été comptées. Et pour cause : la société collabore activement avec l’ONG pour lutter contre le trafic d’ivoire qui est à la source de la disparition des pachydermes en Afrique.
Afin de pouvoir échanger sur les mesures mises en place par ce site spécialisé pour assécher le marché de l’ivoire, nous les avons contactés aussi bien par téléphone que par e-mail. Seule et unique réponse par mail de la part d’un certain « Guillaume » de l’entreprise : « La vente d'ivoire sur le site est interdite, vous trouverez un lien vers nos conditions générales d’utilisations ».

Extrait des conditions générales d’utilisation mentionnant l’interdiction de vente d’ivoire sur le site de naturabuy.fr ©Eva Françoise
A la différence des autres sites d’annonces légales, naturabuy.fr explique que la vente d’ivoire brut et travaillé sur sa plateforme est prohibée sous certaines conditions. Aucun détail n’est apporté à cette mention.
Dark web : l’or blanc peut-il s’y trouver et s’y acheter facilement ?
Les offres autour de pièces en ivoire sont encadrées et prohibées sur certains sites d’annonces légales. S’en procurer devient de plus en plus rare étant donné les diverses lois en vigueur selon les pays. Le clear web fait en effet l’objet de contrôles réguliers de la part des autorités, experts et associations en faveur de la cause animale. Si ces personnes sont présentes sur cette partie d’Internet visible, la partie sombre d’Internet - le dark web - elle, est mise de côté et ne retient pas autant d’importance. Sur cet Internet, il est possible de trouver beaucoup de choses, mais y trouve-t-on finalement de l’ivoire autant qu’on le souhaiterait ? Et quels sont les risques ? Cette partie de la toile est en effet réputée pour abriter toutes sortes de demandes illégales par rapport à ce qu’il est possible de trouver sur le clear web, à savoir des armes, de la drogue, mais aussi de l’ivoire. « Les profils des utilisateurs sont multiples mais généralement il s’agit de personnes possédant une certaine culture informatique, même s’il ne faut pas être un informaticien ou un hacker pour y accéder. Ce qui est moins simple, c’est de s’orienter dans cet internet alternatif », explique Laurent Gayard, auteur de Darknet, GAFA, bitcoin, l’anonymat est un choix. En effet, si l’accès au dark web est « simple » son utilisation elle, l’est beaucoup moins.
Ainsi, les vendeurs d’ivoire sous toutes ses formes s'adressent à un public qui sait où trouver l’offre. « Le dark web reste un piège à touriste malgré tout, souligne Vincent B., défrisheur (observateur) du dark web. « Les personnes font un site généralement assez « beau ». Ils donnent un e-mail pour passer commande puis on donne une adresse mail cryptée et le paiement se fait par la suite en cryptomonnaie, jamais en carte de crédit, par souci de
protection ».
Sur le dark web, les sites, forums et marketplaces spécialisées sur l’ivoire sont cachés. Pour y accéder, il faut au préalable télécharger le navigateur Tor Browser pour ensuite avoir accès au réseau Tor sur son ordinateur. Cette procédure et ce réseau permettent ainsi de créer un portail permettant l’accès à cet Internet alternatif. Tor concentre à lui seul la majeure partie des activités du dark web, comptant 2 à 3 millions d’utilisateurs journaliers d’après Laurent Gayard. Il faudra y taper le bon URL dans la barre de recherche suivi de l’indication « .onion ». « Le dark web ce n’est pas comme Google. Il faut connaître les sites ; vous n’avez pas de moteur de recherche à disposition. Si vous ne connaissez pas la référence d’un annuaire - répertoire des adresses et URL spécifique -, vous n’irez nulle part », insiste-t-il.
Afin de savoir où se situent l’offre et la demande sur le dark web, nous nous sommes immergés dans cet « univers » en compagnie de Vincent B.
Ainsi, de ces recherches, on constate qu’il y a peu de demandes et d’offres concrètes (et pertinentes) sur le dark web en ce qui concerne l’ivoire. Affichées sans les prix, les quelques offres ne sont pas forcément fiables ; on ne sait pas qui se cache derrière ces sites et même s’il s’agit d’une escroquerie ou non. Des groupements criminels peuvent donc s’y dissimuler et agir en créant ce genre de sites « les trafics de ressources rares et d’espèces protégées ça se fait ici. Mais ce n’est pas très répandu. Il y a plus de vente de drogue, d’armes et de pédopornographie », renchérit le défrisheur du dark web. Les avantages les plus notoires : le dark web permet de garder l’anonymat de tous puisqu’il n’y a aucune loi, aucune instance de régulation nous rappelle Vincent. D’où le fait que l’on y trouve tout et n’importe quoi, du légal au moins légal. À noter que la durée de vie moyenne d’un site y est de 6 mois. Après ce délai, il n’existe plus et son créateur le supprime.
Difficile de vérifier la véracité des produits présents sur le dark web.
Une question se pose alors. Les personnes écoulent-elles leurs marchandises à base d’ivoire sur le dark web ou sur le clear web ? Eh bien les deux.
Sur l’Internet tout public, des constats et rapports sont dressés assez régulièrement à l’encontre des plateformes de vente en ligne répertoriant de l’ivoire présumé ou authentique. En plus de la collaboration que des plateformes ont avec les associations ou ONG comme l’IFAW, les conditions d'utilisation et les filtrages ont été améliorés afin de supprimer le plus rapidement possible les offres de ventes. « En plus de transmettre ces résultats aux entreprises, les annonces suspectes sont ensuite transmises aux forces de l’ordre » complète Lionel Hachemin. « Le plus important c’est de travailler en même temps sinon on déplace la demande. Le but, c’est de diminuer le nombre d’annonces illicites » ajoute-il.
Sur le dark web, les offres en matière d’ivoire sont peu nombreuses et/ou cachent de faux produits ne garantissant pas la véracité de la commande. Pour Robert C., consultant en cybercriminalité, « il est difficile de surveiller les trafics du genre sur le dark web. Les cybercriminels qui agissent sur cet Internet alternatif connaissent les failles et peuvent vendre de l’ivoire, de la drogue ou encore des armes. En France, nous sommes en retard à ce niveau là contrairement aux autres pays en matière de sécurité sur Internet. » Cela expliquerait ainsi le manque d’information de la part des autorités concernant leur présence sur cette partie sombre d’internet plus que sur le clear web. L’infiltration par les forces de l’ordre sur ce réseau permettrait également de diminuer ce genre de demandes, ajoutent les experts que nous avons interviewés pour cette enquête.
Les réseaux sociaux : une nouvelle place de vente pour les défenses d’éléphant ?
Si les sites de ventes en ligne classiques et le dark web sont plus ou moins sollicités par vendeurs, trafiquants et acheteurs, un nouvel acteur malgré lui s’ajoute peu à peu dans le commerce de l’ivoire sur Internet : les réseaux sociaux. « Le développement des réseaux sociaux et du web 2.0 amènent à une très grande échelle, des dangers. Les groupes de trafiquants utilisent des messageries cryptées », lance Laurent Gayard. Instagram, Facebook, Whats’App, sont concernés et visés par les personnes malhonnêtes pour écouler leur marchandise. « Avec l’arrivée de ces réseaux, le trafic n’a finalement pas de limites. On peut tous y accéder ; ça va engendrer des facilités pour les réseaux de criminels », explique d’un air déconcerté notre représentant de l’IFAW. Même si les offres touchent plusieurs classes sociales et tout type de profils, il faut faire attention. C’est pourquoi les ONG engagent en plus dans leur message de sensibilisation et de communication, des célébrités pour faire passer leur message.
Forums et réseaux sociaux comme principal moyen pour se procurer de l'ivoire en Chine.
Pour poursuivre dans ce sens, de grands groupes s’engagent pour lutter contre ce fléau. Par exemple, Facebook fait partie de la Coalition mondiale contre le trafic d’espèces sauvages en ligne afin de réduire drastiquement les demandes du genre. En 2017, les réseaux sociaux ne représentent que 6,2 % du volume de recherche pouvant constituer une certaine menace pour la faune sauvage, dont les éléphants et leurs défenses. Selon l’IFAW et d’après ce qu’ils précisent dans leur rapport Faune sauvage et cybercriminalité – briser la chaîne, les réseaux sociaux et les forums étaient responsables de la moitié du commerce en Chine, devant les sites de vente en ligne. Une preuve supplémentaire que cette corde de réseaux constitue aujourd’hui une porte d'entrée d’achats supplémentaires pour vendeurs, trafiquants et consommateurs de cette matière osseuse.
Lorsque nous effectuons les recherches sur Facebook mentionnant le terme « ivoire », en français, nous ne trouvons pas d’offres le proposant sous une quelconque forme.

Capture d’écran de Facebook lors d'une recherche autour de l’ivoire le 26 juillet 2021 ©Eva Françoise
A contrario, en effectuant une recherche en anglais, nous trouvons des groupes ouverts de personnes proposant à la vente des pièces à base d’ivoire voire même de l’ivoire brut. L’un des vendeurs du groupe précise d’ailleurs qu’il vend de l’ivoire brut authentique de plus de 100 ans. Mais là encore, aucun moyen de vérifier si la personne dit vrai ou non, sans datation.
Captures d’écran de groupe Facebook ouvert où divers utilisateurs proposent à la vente de l’ivoire le 26 juillet 2021 ©Eva Françoise
Sur Instagram, nous avons effectué les mêmes types de recherche. « Ivoire » et « Ivory », mais sans succès. Il n’y a aucun poste sur ce réseau social proposant de l’ivoire à l’achat.
Mais alors, que mettent en place Facebook, Instagram, Whats’app pour interdire la vente, la présence de l’ivoire sur leur plateforme ? Et comment le font-ils ? Pour le savoir, nous avons contacté les bureaux en France des responsables de presse, de communication par mail, téléphone de ces entreprises. Michelle Gilbert, directrice de la communication de Facebook France, a été la seule à nous répondre concernant notre demande. Transmise à d’autres services de l’entreprise, aucune réponse ne nous est parvenue malgré plusieurs relances.
Acheter de l’ivoire sur le clear web via des sites d’annonces légales est une pratique rendue de plus en plus difficile. Ces plateformes font en sorte que les offres soient le moins présentes possible grâce à divers moyens techniques et collaborations avec d’autres acteurs. Seuls des objets à base de cette substance, tels que des bijoux, sont disponibles mais les requêtes dans ce sens ne sont pas nombreuses. Bien que le dark web est réputé pour abriter toutes sortes d’informations, de produits à la vente, trouver de cet or blanc sur cette partie d’Internet est tout aussi difficile pour une personne “Lambda” qui ne sait pas se servir et chercher sur les serveurs.
Des réseaux de malfaiteurs se servent de ces deux parties d’Internet pour écouler ce produit, profitant également de la faiblesse des populations locales qui en Afrique se laissent tenter par le braconnage d’éléphant pour récupérer leurs défenses et ensuite les revendre aux réseaux les plus offrants. Derrière ce geste de la part des locaux souvent avec peu de revenu se cache une détresse économique sans précédent. Selon la Banque mondiale, 60 % des personnes les plus pauvres sur cette planète vivent sur le continent africain.
Eva Françoise
[couverture : ©emlv.fr]
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